Article initialement publié dans la revue : ErgOThérapies, vol. 7, 2002, pages 19-26.
Résumé :
L’objet de cet article est de réfléchir au statut de l’ergothérapie et tracer quelques pistes de réflexion sur l’éventuelle création d’un statut scientifique, et donc d’une science (ergologie, ergon-analyse…). Après avoir regardé en quoi l’ergothérapie est inscrite dans le registre de la professionnalité ou de la disciplinarité, nous invoquerons les différents suffixes (pluri, multi, inter, trans…) afin de proposer une nouvelle modalité de réflexion qui pourrait être constitutive d’une science ergothérapeutique.
Mot-clé :
Ergologie, indiscipline, professionnalité, science, ergothérapie
Introduction
L’ergothérapie est, dit-on, inscrite dans la pluri, multi, poly, l’inter, la trans professionnalité, et non disciplinarité, car l’ergothérapie est une profession et non une discipline médicale comme le sont la gynécologie, la psychiatrie, la rhumatologie. Il n’en demeure pas moins que l’expression utilisée principalement est la pluridisciplinarité. Où l’on voit tout de suite que dans cette perspective de négation d’un statut de discipline, l’ergothérapie perd de fait son statut de science. Mais si l’on postule qu’elle est une discipline non médicale, cela n’est pas pour autant satisfaisant car être un non quelque chose ne qualifie en rien son statut, son objet, son sujet. Cette négation disqualifie de fait l’ergothérapie.
Nous partageons ce point de vue même si quelque chose nous chagrine, nous gène dans cette argumentation aux évidences trop fortes. Après avoir regardé en quoi l’ergothérapie interroge la double dimension de la profession et de la discipline, nous proposerons, à partir de l’étude des préfixes pluri, inter… une nouvelle modalité de réflexion et d’articulation entre les disciplines scientifiques auxquelles nous souhaiterions appartenir.
Professionnalité
L’ergothérapie est une profession au même titre que la médecine et la plomberie, c’est-à-dire qu’elle est pratiquée professionnellement en tant qu’emploi rémunéré pour des actes, des tâches données. Ces tâches sont « données » par une définition sociale qui a institué à un moment et dans un contexte particulier, les actes réalisables par les professionnels concernés. En l’occurrence, ces définitions ont été posées en novembre 1970, en novembre 1986 et en février 1995 en ce qui concerne l’ergothérapie. Certes la définition existait précédemment dans les us et coutumes, mais c’est par la loi que le politique a institué la profession « ergothérapie ». De cette procédure, découle une immobilisation de notre profession qui est restée socialement figée par et dans la loi, ainsi qu’une réification du sens de l’ergothérapie. Serait-ce justement cette dimension professionnelle qui empêcherait une évolution souhaitée et amorcée par les professionnels ? En d’autres termes, comment faire passer la formalisation de l’ergothérapie, c’est-à-dire, les mises en forme, en mots des évolutions de l’ergothérapie, dans la loi afin qu’elle se dégage du strict cadre de la professionnalisation. Il nous semble que cantonner l’ergothérapie à une profession est l’enfermer et l’exclure du champ de la connaissance et donc de la discipline si l’on considère qu’une acception de ce mot est : « (1409) Mod., se dit des diverses branches de la connaissance (Le Grand Robert, 1992) ».
L’argument avancé pour défendre une professionnalité est qu’effectivement, nous ne sommes pas une discipline médicale comme le sont la rhumatologie, l’ophtalmologie. Mais, en filigrane, court le fait que nous ne sommes pas non plus un disciple médical c’est-à-dire que nous ne recevons pas l’enseignement d’un maître auquel nous sommes dévoués corps et âme. Si nous étions une discipline médicale, nous serions docteur en médecine et nous pourrions affirmer l’ergothérapie comme discipline et donc, comme science. Alors, si nous ne sommes ni discipline, ni disciple, nous sommes donc profession et professionnels et agissons effectivement dans le registre de la pluri, inter, multi professionnalité.
Un des problèmes tient à ce que, dans le champ sanitaire, en dehors du médical, il n’existe point de salut. En fait, soit vous faites partie des sciences universitaires et avec un nombre d’années d’étude important (au minimum 5) et l’on vous reconnaît un statut scientifique lié à vos nombreuses années d’étude, soit vous n‘êtes que des auxiliaires, des paramédicaux.
Où l’on voit bien que pour nos collègues infirmiers par exemple, leur tentative d’émancipation médicale est passée par la loi lors de la modification de leur décret d’actes. Il a été introduit la notion de diagnostic infirmier et de rôle propre. Malheureusement, ces deux aspects ne sont qu’un leurre de liberté en opposition contre la domination médicale. Le problème de fond est effectivement l’absence de discipline infirmière et donc de formation initiale longue et universitaire. Tant que les formations initiales resteront cantonnées à trois ans, hors circuit universitaire, l’inscription législative de nos professions en restera à ce niveau de mimétisme sous-médical. Avoir un diagnostic infirmier, kinésithérapique est une illusion d’autonomie car elle est engagée dans un lien de dépendance a priori à la science médicale. Il est symptomatique de constater que ce lien de dépendance que les infirmiers cherchent à briser, nier, cette même profession le reproduit vis-à-vis des aides soignants et des A.S.H..
Au demeurant, la médecine est une profession comme nous, mais aussi une discipline. Serait-il alors possible que nous puissions devenir une discipline ? Quel en serait son objet ? Quel en serait l’intérêt et qu’est ce qu’une discipline ?
Discipline
Nous envisagerons différentes acceptions de ce mot car il est évident que cette quête de la création sociale d’une nouvelle discipline voire d’une nouvelle science n’est pas sans arrière pensée égocentrique et politique. Nous nous trouvons dans la position de certains de nos confrères infirmiers et kinésithérapeutes qui cherchent à fabriquer une science infirmière ou une science kinésithérapique, participant ainsi au découpage, au tronçonnage scientifique des objets d’étude. Même si on ne peut nier la nécessité locale de diviser les objets d’étude eu égard à la complexité du vivant, il reste évident que faire l’amalgame entre le vivant, la vie et l’humanité est déjà en soi l’expression d’une éthique qui n’envisage pas, ou que peu, cette dialectique entre notre part de vétérinaire et notre humanité. Le fonctionnement institutionnel du système sanitaire français ne peut que nous laisser perplexe quant à la capacité des acteurs à réunir ces différents objets en un discours respectueux de la différence et qui feraient preuve de volontarisme dans la création d’un niveau supérieur de connaissance. Ce point de vue devrait être accentué par la mainmise sur des concepts transversaux comme le handicap, la qualité de vie que nous retrouvons déjà chez toutes ces différentes professions. Malheureusement, chacune d’elle s’arroge la propriété de ces notions, cette arrogance voulant une réification sociale par l’inscription de prérogatives exclusives via la loi.Cela étant dit, quand bien même l’ergothérapie n’est pas une discipline médicale, ne pourrait-elle pas être une discipline tout court ? Avant de regarder les préfixes (pluri, inter…), nous regarderons ce qu’est une discipline.
Après avoir lu les dictionnaires, notre point de vue confirmerait que nous ne puissions être une discipline à moins de devenir dogmatique et donc moraliste. Il n’en demeure pas moins que la discipline, si nous suivons les propositions du Robert ou de l’encyclopædia Universalis, est « fouet utilisé pour se mortifier ou pour châtier, le châtiment qu’imposent les règles, la direction morale, les règles de conduites destinées à faire régner le bon ordre, la régularité… » La notion de connaissance n’est présente qu’une fois sur 6 ou 7 propositions relatives à l’ordre, la soumission… Vous comprenez tout de suite pourquoi nous ne nous sentons pas appartenir à une discipline qui impose ordre, obéissance et connaissance. L’accepter serait penser la vie comme ordonnée, objective et implicitement envisager que nous puissions mesurer, « bilanter » la vie. Certes, nous ne pouvons nous réfugier derrière la subjectivité pure d’un humain non contingent et transcendant, niant par là même que l’humain est aussi du vétérinaire. Mais est-ce suffisant et satisfaisant de poser le vétérinaire comme « asubjectivité » absolue et comme objectivité de fait mesurable ? Il n’en est rien car l’accès à l’humain découle de la dialectique que nous posons entre notre part vétérinaire et naturelle et notre possible d’acculturation de cette nature (Gagnepain, 1996).
Pourquoi, par exemple, prôner une qualité de vie impliquant une négation de la quantité de vie ? La rencontre, clinique ou quotidienne, de la personne dépressive nous montre bien que la qualité de vie discute, échange avec la quantité de vie de cette personne. La difficulté tient à ce que la quantité est assimilée, liée au mesurable. La mesure n’est rien d’autre que l’écart vis-à-vis d’une moyenne et donc d’une norme socialement élaborée. Mais implicitement, la mesure de l’écart nous pousse à vouloir diminuer, réduire et nier cet écart qui est une différence par rapport à la norme. Nous voulons ramener cet écart à zéro. Il y a donc négation de la différence car nous mesurons pour définir des objectifs, des moyens afin de supprimer l’écart. Dans la mesure où cet écart est socialement posé, il nie le sujet en tant qu’il est singulier, particulier, participant au viol de la psyché qui est soif de différence ?
Mais il ne s’agit pas pour autant de prôner un respect absolu autant qu’illusoire du particularisme et du singulier car nous savons que le singulier n’est que par le mouvement des pluriels. La mesure n’est mortifère que dans la mesure où le mouvement singulier-universel n’est plus, que cette immobilité soit le fait du sujet ou qu’il soit imposé par le social. La souffrance de la dépression est la clôture refusant ce mouvement ; la domination de la dictature est l’ambition de l’ordre interdisant le mouvement autre que le sien. Mais de ces deux immobilités, un mouvement subsiste toujours qui pense l’autre, ou le grand Autre, comme dangereux car la cause de cette angoisse face au différent, comme négation du sens vécu enfermant l’un comme l’autre dans le « j’ai raison, je ne suis pas compris » justifiant la clôture, et les relations pluriconfessionnelles comme nous le verrons, comme protection et preuve.
La notion de discipline, au-delà de cette dimension, implique, et quel que soit le champ concerné (art, sport, science…), une dimension d’effort, et donc de souffrance. Il ne saurait être question de pouvoir s’inscrire dans une discipline quelconque sans avoir à fournir des efforts conséquents pour passer du statut de disciple à celui de maître avec tout l’implicite de cette soif de (re) connaissance. La discipline s’entend aussi comme liée à la notion de temps. Apprendre une discipline se fait toujours sur une période longue, accentuant par là même l’effort à fournir.
Enfin, une dernière dimension nous paraît essentielle, une discipline est une branche de la connaissance et elle est une matière, une science, un art… enseignée. Il y a donc inscrite viscéralement la dimension pédagogique, didactique de la discipline. Toute matière, branche de la connaissance, pour être une discipline, doit être enseignée, et donc, a fortiori, enseignable.
De même, qui dit discipline, dit disciple et cela ne peut guère nous rassurer puisque nous avons à faire avec celui qui reçoit, qui adhère aux doctrines du Maître, celui qui obéit et qui suit. Néanmoins, nous avons vu que pour réussir à s‘émanciper, à se désaliéner, à nous dégager de notre libre soumission, la création d’une discipline ergothérapeutique, ergologique, ergon-analytique… est une condition nécessaire, mais de toute façon insuffisante.
Partons du principe que la discipline est une branche de la connaissance, cf. Le Grand Robert. Cette définition pose déjà un problème de fond. Cette discipline doit-elle être scientifique ? Qu’est ce qu’une science ? Le dictionnaire quant à lui ne parle que de connaissance et non de science. Nous ne rentrerons pas dans le débat connaissance/science, non pour le nier, mais parce que ce n’est pas l’objet premier de cet article. La science a à voir avec la connaissance, se situant en aval de celle-ci. La science a à voir avec la preuve (Kahn, 2000), le vrai-le faux, la rigueur scientifique comme le veut l’expression consacrée. Si nous regardons l’histoire des sciences, nous constatons que toute tentative de création d’une nouvelle science (biologie, sociologie, psychologie, didactique…) a vu un vaste débat entre les disciplines déjà scientifiques et les postulantes. Ce débat tournait, et tourne toujours, autour de la méthodologie, c’est-à-dire le discours sur la méthode. Pour être science, il faut utiliser, fabriquer des méthodes scientifiques. Serait-ce à dire une méthode mathématique, logique, prouvable, irréfutable ? L’objet de la recherche à la limite importe peu. Mais ces méthodes, se font-elles à partir de la clinique, de l’expérimentation, reposent-elles sur des concepts… ?
L’objet d’une science doit s’inscrire dans un des deux axes de la science : soit il s’agit d’être dans les sciences de la nature (science dure), soit dans les sciences de l’homme (science molle). Or, cette distinction fut créée par ceux qui souhaitaient créer une nouvelle science et à qui l’on refusait ce statut. Cette négation d’un statut scientifique par ceux qui l‘étaient déjà créa de nouvelles sciences en opposition aux sciences de la nature. Au demeurant, on voit bien que ce découpage trouve ses limites dans la génétique par exemple. La génétique est-elle une science de l’humain en tant qu’il est sensible ou est-ce une science du vivant ou de la vie en tant qu’elle s’adresse à tous les organismes vivants, végétaux, animaux ?
Une autre opposition, différence, tient à ce que les sciences dures sont des sciences expérimentales, de laboratoire. Les sciences de l’homme, soit tentent d’être expérimentales pour imiter, soit s’en dégagent, par opposition, afin de trouver une place. Elles font par là même tenir implicitement leur discours méthodologique sur cette opposition. Nous n’irons pas plus loin sur le thème de la dimension épistémologique de la discipline et nous vous renvoyons à la lecture des ouvrages fondateurs de ces nouvelles disciplines scientifiques — notamment les débats engagés par Auguste Comte sur la constitution de la biologie — afin de réfléchir sur les enjeux de la création de toute nouvelle discipline scientifique.
La création d’une nouvelle discipline pose, certes des questions épistémologiques de fond, mais aussi, et surtout, des questions politiques et personnelles sur les implications, de celles et ceux qui sont porteurs d’un tel projet. En quoi et pour quoi cette « volonté de puissance » est-elle légitime ? Que veut dire la création d’une science et/ou d’une discipline ayant pour objet l’ergon ? Il n’en demeure pas moins que notre réflexion sur l’ergon interroge l’idéologie sous-jacente de la place de cette activité humaine au sein de la cité, de la société et que, pour paraphraser P. Ricoeur, passons « du texte à l’action ».
Les préfixes
Alors élargissons notre propos pour regarder autour de la discipline les préfixes qui sont accolés afin d’essayer de nous dégager de ce piège et de voir si nous ne pourrions envisager un nouveau courant paradigmatique puisque manifestement la discipline ressemble beaucoup au « paradogme ». Et pourtant, ce néologisme du « paradogme » nous laisserait à penser que le « para » protège du dogme comme il protège de la pluie et du tonnerre. Para, lorsqu’il est issu de racine latine, renvoie à la protection contre (parachute) tandis que lorsqu’il s’agit d’une racine grecque, un des sens est le voisinage, le « à-côté » (parapolitique).
« L’élément PARA […] sert à former des mots évoquant des phénomènes marginaux : PARAFISCAL, PARAMÉDICAL… [1] ». Le premier réflexe est de se sentir offensé par ce qualificatif de « marginaux » qui dans le sens commun évoquent ceux qui vivent en dehors de la société, refusant les normes et ceux qui vivent exclus non de leur fait. Néanmoins, si on regarde de plus près cette notion de marge, de marginal, nous constatons que la marge est « intervalle d’espace ou de temps, latitude dont on dispose entre certaines limites Le Grand Robert) ». Dans la marge, il y a la marge de liberté, d’erreur, il y a l’incertitude, la possibilité, le potentiel à… Il s’agit d’un espace où l’on peut faire en dehors de la norme, en dehors de ce qui est prévu, il y a marge de tolérance, de manœuvre. Il s‘agit bien de ce que nous vivons en clinique avec la personne, cet espace est un espace de jeu, un lieu d’articulation avec une dimension élastique permettant ainsi que la relation puisse évoluer, se rapprocher, s’éloigner tout en vivant un potentiel de point de rupture.Alors, en jouant avec les racines latines et grecques, sommes-nous des protecteurs médicaux ou sommes-nous des presque médicaux, des non-médicaux, des protecteurs contre les médicaux ou tout simplement des marginaux ?
Toujours est-il que, et pour rester discipliné, les relations entre les différentes disciplines sont qualifiées de pluri, de multi, de poly, d’inter, voire de trans. Mais que recouvrent ces préfixes qui son usités souvent sans distinction ?
Soyons poly, multi, voire pluri
Pluri, multi, poly caractérisent le nombre, le pluriel du singulier, une relation arithmétique. Ils impliquent le fait qu’il faille être au moins deux pour les utiliser. En aucune manière, ces préfixes ne décrivent le type de relation, la qualité de celle-ci. Travailler dans une équipe pluridisciplinaire veut juste dire que l’on travaille à plusieurs disciplines sans préciser comment ces équipes travaillent les unes avec les autres, sans présumer des relations qu’elles peuvent entretenir. On pourrait même préciser que nous avons affaire à une équipe tétra disciplinaire, déca disciplinaire…
De cette étymologie découle que ces préfixes sous-entendent le minimum de relation. Il y a un consensus implicite entre les disciplines, les professions sur le plus petit dénominateur commun. Il s’agit d’une juxtaposition d’individualités de chaque discipline que l’on réunit exclusivement par rapport à leur savoir-faire, leur spécialisation. Il ne s’agit pas d’une équipe en tant que l’équipe implique chaque membre comme support de création d’un niveau de relation et de réalité supérieur. Il n’y a pas d’implication des membres dans la relation et chacun est interchangeable, chaque membre peut être remplacé par un autre de sa profession, de sa discipline sans que cela pose de problème particulier car le plus petit dénominateur commun n’est pas porteur de projet et d’unité, chacun travaillant pour soi. Un des mécanismes implicites de ce type de relation repose sur la volonté de chacun d’avoir raison, de vouloir le bien de tous. Comme mon point de vue est le bon, il doit prévaloir sur celui des autres et avoir la valeur universelle du bien. Mais lorsque les autres s’approprient mon point de vue, il y a danger de spoliation, de vol de ce point de vue et sentiment de perte avec renferment sur soi, clôture comme mécanisme de défense.
Ces préfixes impliquent donc une certaine distance entre les membres. nous sommes dans la configuration de relations pluripersonnelles, c’est-à-dire, des personnes les unes à côté des autres dans le hall d’une gare. Cette distance est une séparation qui ouvre un espace, un gouffre entre elles, qui découvre les limites et, les frontières, les territoires. Les portes d’accès respectives sont gardées et empêchent tout jeu entre ces disciplines. Cet « espace entre » étant un interdit de rencontre, de contact. Il est souhaité vide, protecteur et serait objectivement neutre, indépendant de ceux qui l’entourent. Ce vide est immobile, stable et empêche tout contact. Lorsqu’il y a contact, et que celui-ci se produit en dehors des protocoles élaborés pour borner les rencontres, les échanges, ce contact est vécu comme une agression ou une ingérence. À ce niveau de relation, il n’y a plus de marge, il n’y a que des frontières préservant l’intégrité de chaque discipline et le paradoxe veut que cette pluridisciplinarité ne soit pas favorable à l’ergothérapie. Pourquoi un fonctionnement préservant chaque intervenant n’est-elle pas propice ? Parce que justement, l’ergothérapie n’existe pas en tant que discipline, tout juste en tant que profession. Il n’y a alors pas ou peu de chose à préserver.
De l’inter (êt) du trans
L’inter et le trans, quant à eux, sont dans une dimension différente car ils caractérisent, certes le nombre d’intervenants, mais surtout, ils proposent les modalités et les objectifs de ce lien. Ils sont tous les deux dans la logique de l’élaboration du sens. Ils proposent le pluriel, mais aussi le singulier car les protagonistes cherchent à créer une unité d’équipe, unité respectueuse des différences. C’est la multiplicité qui crée le singulier et de cette singularité émerge un niveau supérieur de réalité.
Nous sommes passés de ce fait du groupement à l’équipe, à un niveau primaire de relation qui implique chacun dans la survie de cette équipe et dans la création d’un inconscient collectif et d’un objectif collectif. Les frontières ne sont pas niées et un espace de relation s’ouvre entre ses membres, espace permettant un mouvement entre chaque discipline et la mise en jeu de l’altérité. Chacun apprend de l’autre et cet espace « inter - trans » permet la création d’un nouvel objet de recherche, de travail ou de soin. C’est par cette dimension du mouvement et d’un lieu où elle peut s’exprimer que l’équipe interdisciplinaire élabore une différenciation-fusion. Ce vide entre les disciplines ne fait pas peur, il est même souhaité car il laisse la place à chacun pour être et créer.
L’interdisciplinarité vit et évolue par l’altérité de ses composantes et s’en nourrit. L’étymologie « inter » est très féconde et participe à la formation de deux types de mots : ceux qui évoquent un espace local ou temporel entre l’objet désigné par le mot de base (interrelation, c’est-à-dire le cadre en tant qu’unité de lieu et de temps de la relation) et les mots qui évoquent des relations entre plusieurs associés désignés par le mot de base (interministériel, c’est-à-dire les relations entre ministères sans préciser le cadre de ces relations). Cet espace par contre, parce que « inter » désigne le lieu et le temps, pose un cadre et renvoie à l’humain, au cadre de toute relation en tant qu’unité de lieu et de temps. Nous sommes dans des relations interpersonnelles, au niveau de la clinique et pour prendre un exemple ferroviaire, nous sommes dans la situation des voyageurs attendant le train un jour de grève. Il y a relation et un esprit de corps émerge, quelque chose se vit entre les gens.
La transdisciplinarité va au-delà, elle traverse les disciplines pour les transformer et créer un autre niveau supérieur de discipline, une métadiscipline. En fait, la distance, est le potentiel de création de nouvelles disciplines. L’interstice est recherché, porteur de limite, d’impureté en tant que elle nous donne accès à l’entier de l’être. Mais, comme le précise J-B Pontalis, « le cadre permet l’analyse, il ne le produit pas. Il faut au peintre les limites d’une toile pour que l’illimité d’un paysage apparaisse… », ce cadre nous donne accès à des niveaux supérieurs à l’objet de base accolé au préfixe. Il n’y a pas possibilité d’interchangeabilité a priori mais dans la relation. Les membres sont liés aussi par de l’affectif et ne peuvent être remplacés facilement. C’est bien cet illimité que cherche le préfixe trans, au-travers et au-delà ce qui est en connaissance.
Il y a une rupture épistémologique entre le pluri et l’inter car l’inter contient le pluri, mais la réciproque n’est pas vraie. Lorsque vous êtes dans des relations interprofessionnelles, vous pouvez à un moment donné glisser vers des relations pluriprofessionnelles sans angoisse car vous savez que la base des relations repose sur le respect de l’autre. Tandis que si vous évoluez dans la pluri, multi professionnalité, disciplinarité, vous ne pouvez glisser vers l’inter ou la trans car les relations reposent sur, soit l’indifférence, soit la méfiance. Le passage est trop coûteux affectivement et psychologiquement.
Le pluridisciplinaire n’est que de la juxtaposition, mais nous voyons bien au quotidien combien il est difficile, voire illusoire, de vouloir travailler interdisciplinairement car il semble que les disciplines ne soient pas « disciplinables » du fait de leur composante humaine. La peur de la différence, de l’inconnu est source d’angoisse ; les institutions quant à elles imposent le vertical, l’atomisation pour ne pas changer, pour perdurer dans un fonctionnement qui leur assure sécurité et domination.
Et si l’ergothérapie était une condiscipline parce qu’indisciplinée ?
Si nous souhaitons passer de la professionnalité à la disciplinarité, il nous faut créer une nouvelle discipline, une nouvelle science, qui plus est universitaire comme nous l’avons vu. Mais alors, quel serait son objet d’étude ? Peut-on vraiment envisager que l’objet d’étude de cette nouvelle discipline soit l’ergon, c’est-à-dire, l’activité humaine ?
Si nous en restons au niveau de ce que nous connaissons des découpages disciplinaires, il est clair que nous ne pouvons envisager une discipline ayant un tel objet. L’activité humaine renvoie à l’intégralité des dimensions humaines, tout aussi bien à notre animalité qu’au langage, à la culture… Comment créer, toujours dans cette perspective fractionnée, une nouvelle discipline qui trouverait sa place à côté des autres, chaque discipline ayant dressée des miradors pour défendre son précarré ?
Dans la mesure où une science de l’activité humaine est poly-épistémique, il ne peut être envisageable que la création d’une méta-science qui réunirait, relierait les différents objets d’étude relatifs à l’activité humaine. D’une part, cela impliquerait qu’elle ne puisse concerner que des chercheurs ayant chacun un cursus universitaire valide et qui auraient fait le choix de participer à cette méta-science. Ne serait-ce point pure illusion ? D’autre part, il est tout aussi illusoire d’envisager une création sociale, donc par la loi, d’une telle discipline au-delà des disciplines car elle serait transdisciplinaire. Ors, nous constatons aujourd’hui que cette épistémologie ne perce pas. Quel scientifique peut arguer d’une légitimité suffisante pour défendre un tel projet ? Lorsque l’on voit les difficultés rencontrées par Edgar Morin ou Basarab Nicolescu, nous découvrons l’infini d’un tel souhait.
Il est intéressant de constater que les seuls champs dans lesquels cette dimension d’inter, voir de transdisciplinarité scientifique est effective, c’est dans le registre du politique, de la citoyenneté à la mesure des engagements d’Albert Jacquard et Axel Kahn par exemple.
Au demeurant, rien ne nous empêche de travailler à la création d’une « petite science », c’est-à-dire d’une discipline qui ne ferait pas trop peur, qui ne serait pas trop gênante. Un peu comme les diagnostics infirmiers et kinésithérapiques. Cela n’enlève rien au médecin, fait plaisir aux infirmiers, aux kinésithérapeutes et laisse une illusion de pouvoir, ou plus exactement cela laisse l’illusion de la domination puisque nous sommes bien dans une dimension de domination et non de pouvoir.
Une autre porte à ouvrir est peut-être d’essayer de sortir des modalités déjà existantes qui caractérisent la relation entre les disciplines. Toutes ces relations sont caractérisées par un lien de dépendance plus ou moins fort et qui s’inscrit dans la dialectique du pouvoir et de la domination, de la puissance et de la soumission.
Un objet réunit différentes disciplines ensemble. Soit l’investissement affectif vis-à-vis de cet objet est faible, les liens de dépendance sont peu élevés et les jeux passent principalement par les jeux de domination, nous sommes alors dans le pluridisciplinaire. Soit l’investissement est fort et les liens s’équilibrent par les jeux de pouvoir mais la dépendance à l’objet devient exclusive et il y a spécialisation vis-à-vis de l’objet, nous sommes alors dans l’interdisciplinaire. Nous pouvons alors entrevoir que l’interdisciplinarité n’est pas obligatoirement la panacée car il y a risque d’enfermement vis-à-vis d’un objet unique, excluant par là même les autres. Nous pouvons le constater sur le terrain dans des spécialités médicales a priori transversales comme l’addictologie, la médecine physique. Elles font intervenir différentes professions, différentes disciplines ensemble, ce qui implique le risque d’un lien de dépendance fort vis-à-vis de l’objet créant des œillères. Quelle place est ainsi laissée à la dimension psy (chologique, chiatrique) du paraplégique ? Quelle place est laissée à la dimension fonctionnelle de l’alcoolo-dépendant ?
Nous pourrions disserter longtemps sur les vertus et qualités respectives de ces préfixes, mais il nous semble plus important d’aller au but. Il y a un préfixe qui manque et que nous souhaitons vous proposer. « Et si l’ergothérapie était une condiscipline ? » Elle aurait comme relation avec les autres disciplines médicales, sociales… l’indiscipline.
Si nous avons choisi ces préfixes in et con, c’est parce qu’ils expriment bien l’état d’esprit qui peut prévaloir aux relations entre les disciplines. Le préfixe in caractérise, certes un trait de caractère, mais aussi et surtout cet espace-temps entre les disciplines. Le préfixe con, quant à lui, engage le lien, le « avec l’autre » comme source de la création, de la reconnaissance de l’autre comme différent.
Un rapprochement dans notre démarche se fait avec tout un courant de pensée relatif à la complexité et à la transdisciplinarité. Il nous semble que le débat amorcé entre Jacques Ardoino, Edgar Morin et Cornélius Castoriadis doit être prolongé au profit de cette vision multiréférentielle qui place le sujet en puissance au cœur des réflexions. Or c’est cette inscription viscérale de l’hétérogénéité et de l’acte de création et donc de l’aléa, de l’imprévu qui nous pousse vers cette indiscipline. En effet, concevoir de l’ordre comme du désordre, voire du chaos, c’est oublier, atténuer la capacité de la relation aux autres à faire émerger, à créer quelque chose qui n’existait pas précédemment. Cet ordre et ce désordre ne sont que des modifications d’un déjà-là. Il ne s’agit pas de prôner la magie pure, une nouvelle génération spontanée, mais bien de penser cet espace potentiel nous dirait Isabelle Pibarot, comme source de vie, de risque, de flottement où tout est possible mais où tout ne doit pas se faire étant donné qu’il s’agit d’autonomie, puisque « l’acte est une aventure » comme le dit Gérard Mendel…
Par l’indisciplinarité, il s’agit de regarder toutes les zones de contact des disciplines concernées afin de voir les limites, les impuretés, les « à la marge » qui sont interrogés. Mais l’indisciplinaire sous-entend aussi la transgression de la loi en tant qu’elle est droits et devoirs s’adressant à des êtres sensibles. Or les disciplines sont autogérées par des lois internes qui s’alimentent et autovalident leurs connaissances. Ces lois s’adressent à la nature comme description d’un ordre nécessaire et liant des phénomènes successifs. Cette ego-légitimation créant à son tour de nouvelles lois toujours issues d’elles-mêmes. Or l’indisciplinarité est altérité et place les sujets en situation de culpabilité et non d’une seule responsabilité chère à un ministre.
Notre propos est donc de fonder les relations avec les autres disciplines sur l’indisciplinarité, c’est-à-dire, sur un non-respect des terrains, des frontières et des pré-carrés. Puisqu’à ce jour nous sommes des para, des à la marge, nous aurons à nous mêler d’autres disciplines, nous aurons à donner notre point de vue mais en respectant la différence parce que l’indiscipline veut juste dire qu’il n’y a pas un ordre, une logique, une voix. Cette nouvelle épistémologie ne sera pas que concept et théorie, elle sera éclairée par la clinique, par la pratique et l’expression des courants que nous connaissons déjà dans l’ergothérapie. Nos collègues brésiliens s’étonnent de la quasi absence d’article conceptuel, théorique sur l’ergothérapie en France, tout en nous félicitant sur la qualité des articles cliniques, situation complètement inverse au Brésil. Or la création d’une discipline ou d’une science de l’ergon, passe obligatoirement par l’appareillage conceptuel qui est de fait, le présupposé à toute méthodologie. Alors il ne s’agit plus de regarder derrière ce qui a été fait, devant ce qui se fera, mais bel et bien de regarder dehors… Pas plus que le fait social n’est une chose, l’ergon ne saurait en être une. Deux options s’ouvrent à nous, l’une propose la création d’une science ayant pour objet un objet, une autre a pour objet les relations d’objets. Mais n’avons-nous pas déjà répondu à cette distinction par une indiscipline, qui plus est marginale, qui serait suffisamment polyglotte et tiendrait les deux options ensemble ?
Une nouvelle donnée vient d’apparaître sous la plume d’Yves Schwartz dans un ouvrage de 742 pages au nom évocateur : « Du paradigme ergologique au métier de philosophe ». Faute de temps avant le bouclage de ce numéro d’Ergothérapies, nous ne pouvons en dire plus quant au propos d’Yves Schwartz, directeur de l’unité de recherche en ergologie à l’université de Provence. Il n’en demeure pas moins que son propos s’inscrit dans un questionnement autour de l’ergologie entendue comme science de l’activité humaine tout en réfléchissant sur le fait que l’ergologie implique l’ergologue…
Bibliographie
Le Grand Robert, Paris, 1992
Étymologie du français, Les racines grecques, Encyclopædia Britannica, Paris, 2000
Pontalis J.-B., Fenêtres, Éditions Gallimard, Paris, 2000
Ricoeur P., Du texte à l’action, Le seuil, Col. Esprit, Paris, 1986
Gagnepain J., Du vouloir dire, tome I&II&III, De Boeck Université, Bruxelles, 1990, 1991 , 1995