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Jean-Pierre Martinet - L’ombre des forêts
mercredi, 15 septembre 2010 / guihard

Jean-Pierre Martinet - L'ombre des forêtsEncore un livre puissant à lire. Jean-Pierre Martinet [1] a encore réussit à me passionner avec ce livre initialement paru en 1986.

Le thème central de « L’ombre des forêts » est la vue, le regard où comment vivre dans le monde quand on ne voit pas et que l’on n’est pas regardé. Les trois personnages principaux - Céleste, Monsieur et Rose Poussière - évoluent dans une ville dont on ne sait rien, que le nom. Pas de description des lieux, pas de points de repères, juste le minimum en cohérence avec cette thématique de l’aveuglement, de ce qui ne permet ni réflexion, ni raisonnement apparent. C’est un vrai livre de psychotique qui décrit l’enferment de soi en soi, en un mot, de la psychose.

Jean-Pierre Martinet nous brosse l’histoire de trois personnes dont on ne connaîtra que le nom et un vague renseignement sur leur âge. Nous savons que Monsieur vit dans une vieille maison en pierres grises à la périphérie de la ville, que Céleste est sa nouvelle gouvernante et que Mlle Poussière vit à l’hôtel. Monsieur a embauché Céleste, mais sans raison apparente. Elle a comme unique mission d’aller faire les courses et de ramener une bouteille de whisky pour Monsieur et une de Pastis pour elle ainsi que quelques boîtes de conserve. En dehors de ces courses quotidiennes à effectuer, Céleste n’a aucune indication quant à ce qu’elle doit faire. Elle se retrouve seule dans cette grande maison avec le lancinant sentiment de ne servir à rien, sentiment exacerbé par la quasi absence de relation entre elle et Monsieur. Ce dernier vit cloîtré dans sa chambre, omnibulé, hypnotisé, par un globe de lumière accroché au plafond allumé en permanence et avec lequel il entretient une relation de haine-amour. Céleste se jette à corps perdu dans du ménage pour se rassurer, avoir l’illusion d’exister par son utilité. Mais personne ne vient dans cette maison puisque personne n’y habite réellement. Rose Poussière, que dis-je, Mlle Poussière, vit à l’hôtel. Elle est une rescapée des camps de concentration qui a décidé à trente ans de changer d’identité. Elle est l’archétype de la schizophrénie, clivée entre son nouveau nom et son ancien, entretenant un monologue permanent avec son autre. Accessoirement, elle a une peur bleue - une phobie - de la pluie qui la contraint à ne presque jamais sortir de chez elle, à moins de prendre un parapluie. Cette angoisse d’une puissance extrême chez elle, la condamne à une sortie mensuelle pour aller chercher sa retraite jusqu’au jour où…

Tout au long de « L’ombre des forêts » personne ne se regarde et personne ne regarde ces trois personnages. Il y a une absence totale de la vue et Jean-Pierre Martinet nous brosse un tableau hallucinant de ce que peut être la vie en l’absence du regard de l’autre. Les rares fois où Monsieur et Céleste se croisent, Monsieur ne lui offre aucun regard et Céleste n’ose pas le regarder car cela ne se fait pas d’affronter le regard de son maître. Quant à Rose Poussière, elle est la risée de tout le personnel de l’hôtel qui de ce fait, ne la regarde pas en tant que personne, mais comme une folle dont on peut nier son humanité. Vu et voire sont les sens interdits de ce roman et ces trois personnes évoluent dans un monde de fantômes où ils sont les protagonistes uniques.

Tout est noir, urbain, dans ce livre. L’air est irrespirable, lourd, orageux, de ces temps d’été dans l’est de la France. Mais comme l’écriture de Jean-Pierre Martinet est belle !! L’oppression est constante, les repères diffus de part cette absence d’horizon, d’espace, de lumière, de vie. Tout est à fleur de peau, pas de partage, pas de communion, pas de relation. Il faut être au moins deux pour échanger et tel est le challenge de cette histoire, de ces personnages. Ils ne peuvent rencontrer les autres puisqu’ils ne sont pas vus et qu’ils ne regardent pas l’extérieur de leur corps. Il y a certes deux personnages secondaires à apparaître dans le cours de l’histoire, un noble aveugle et un serveur borgne !

Jean-Pierre Martinet nous a encore écrit un pavé dans la marre. Comment ne pas penser à la littérature Russe. je ne saurai dire pourquoi, mais je pense à Iouri Dombrovski et « La faculté de l’inutile ». Peut-être est-ce les descriptions de l’absurdité des postures de certains humains, la construction du livre en addition de petites touches de noir, de folie tatillonne, obsessionnelle, psychotique. Jean-Pierre Martinet ne nous plonge pas dans l’absurde, mais nous place face au miroir de notre vie, dans cette contradiction permanente de ne pouvoir se voir tel que l’autre nous regarde, moment d’abîme vertigineux de cette impossible coïncidence des lieux et des rôles que seule l’expérience de la psychose peut nous faire éprouver.

À lire de toute urgence.

Extrait : « Céleste se disait parfois que ce métier aurait parfaitement convenu à Monsieur, tant son existence semblait inutile. Jusqu’ici elle avait toujours eu du respect pour ses maîtres, même si, secrètement, elle les détestait, et ne parvenait plus à supporter à la longue leurs petites manies, leurs vices plus ou moins bien dissimulés, mais enfin un notaire, un médecin, un professeur, cela a son utilité, tandis qu’un homme comme Monsieur, qui ne faisait strictement rien de ses dix doigts de la journée, qui n’avait pas de femme, pas d’amis, pas de métier, pas de maison (car elle n’appelait pas maison ce caveau), un homme qui ne semblait s’intéresser à rien, pas même aux résultats sportifs ou aux mots croisés, pourquoi donc était-il venu au monde ? Il lui arrivait de se dire qu’il n’aurait même pas été capable d’être vendeur de boîtes vides, il n’aurait jamais réussi à trouver l’énergie suffisante pour installer un étalage dans la rue, ou bien il se serait endormi au milieu de la marchandise, parmi les rubans et les papiers aux couleurs rutilantes, peut-être même qu’au premier coup de vent il se serait envolé avec toute sa camelote - au grand soulagement de ceux qui se livrent à des activités sérieuses, eux, et que l’on respecte parce qu’ils ont un rôle à jouer dans la société, et leur nom sur la porte de leur maison, sur une plaque en cuivre ou en marbre, pas comme Monsieur qui se contentait d’usurper l’identité des morts, sans en éprouver la moindre honte, alors que tous les gens de bon sens, comme Céleste, savaient bien qu’un tel acte était sacrilège, aussi révoltant qu’une profanation de sépulture. Elle avait beau essayer de se raisonner, cela la mettait de plus en plus mal à l’aise de servir dans une maison où il n’y avait que des courants d’air. »

Martinet, Jean-Pierre. L’ombre des forêts. Paris : Editions de La Table Ronde, 2008.

[1] Jean-Pierre Martinet, né à Libourne en 1944, a longtemps vécu à Paris. Il a été assistant réalisateur à l’ORTF puis critique, consacrant des études à Philippe Jaccottet, Gustave Roud, Albert t’Sterstevens et surtout à Henri Galet. Devenu marchand de journaux à Tours, il a ensuite regagné sa ville natale, où il meurt en 1993. Il a publié une dizaine d’essais, de recueils de nouvelles et de romans, dont Jérôme, unanimement salué par la critique.